Champagne

Je souhaite rendre hommage à la dernière, la délaissée, la moins intimidante des pentes lorsque, bravaches, nous nous engageons dans ce défi un peu fou : « moi je peux, je vais gravir ces 4 faces dans la journée, foi de forçat », oui forçat, parce que c’est bien ce que je suis devenu en cette journée d’août. Je le suis devenu au fil des pentes, au fil des pourcentages lus kilomètres après kilomètres sur ces petites pancartes semées sur le bas-côté, fil d’Ariane, éclairant d’optimisme nos pensées en réduisant la distance au sommet, nous poussant à une combativité dont nous nous imaginions incapables.

Donc oui, cette fameuse dernière ascension, comment y suis-je arrivé ?

Accompagné de mon compagnon du jour, tout commence avec la vaillance qu’un lever de soleil nous offre sur Artemare. Artemare m’a transformé en roitelet arrogant. La pente jamais imaginée a été effacée sous de puissants coups de pédales. Bien que couché sur mon vélo, la tête littéralement sur le guidon, la bête avait constamment envie de se cabrer. J’ai dompté le vélo, j’ai dompté le mur. Je suis invincible.

La seconde ascension s’opère par Culoz. L’enchainement est abordable, l’adrénaline d’avoir passé le premier obstacle y joue à plein.C’est aussi l’entrée réelle dans l’épreuve du jour. Le panorama alpestre s’offre une second fois à nos yeux sans lassitude.

Au milieu du gué, dorénavant membre du club des félés, nous sommes presque au but. Tout s’est passé non sans effort mais relativement bien. Surtout, aucune alerte quelle qu’elle soit.

Et c’est le toboggan vers Anglefort. Tout de même, pas un replat ? Non. C’est direct. Aucun soucis me dis-je, jamais deux sans trois. Nous vaincrons. En bas, la dégustation d’une petite part de pizza fait du bien à la tête plus qu’au corps, c’est important la tête… Nous repartons. Sous la chaleur du début d’après-midi, malgré quelques arbres, sans répit, la pente sèche nous infuse la sensation que oui, le dénouement de la journée va se mériter. Avec forte difficulté, je clos ce troisième passage au sommet.

Nous y voilà, trois fois, il m’est impossible de ne pas terminer mes travaux de la journée. Impossible d’autant plus que la dernière ascension est la plus facile, personne ne le nie. La pente est anormalement faible pour une telle aventure. Je ne souffrirai plus aujourd’hui.

Nous nous lançons dans le vide une dernière fois et le doute touché du doigt dans Anglefort se confirme tout d’abord parce que les accélérations se font sentir sur plusieurs sections, parce que le poinçon est finalement loin, loin, loin… Des faux plats montants pour rejoindre Champagne ? Je ne réalise même pas qu’ils se transformeront en respirations salvatrices au retour. Je suis dans l’instant, strictement dans l’instant. C’est l’état dans lequel les efforts physiques intenses et longs nous mènent. Luttant, seul…

Enfin, Champagne. Quel nom ! Ou comment vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué…

Mes jambes sont raides dès le demi-tour, les muscles si contractés que même l’aide de la chaine qui tourne depuis des heures sur les deux roues dentées les plus proches du cadre ne nous évitent la question jusqu’ici repoussée dédaigneusement du revers de la main: Vais-je y arriver ?

Pourquoi cette question ? Pourquoi maintenant ?

Des portions équivalentes à l’échauffement du matin en sortie d’Artemare sont un premier calvaire. Le dos, les fesses, le corps se fêle, les cuisses se pétrifient lentement. Mes valeureux pistons, mes fidèles parmi les fidèles, vous qui avez toujours répondu à l’appel depuis ce matin, je vous sens sur le fil… Est-ce que mon corps est en train de me trahir ? Je pousse sur les pédales, je ne sais pas quoi faire.J’espère. Je continue. Un tour de manivelle, deux tours… Il ne reste que 6 kilomètres. Soudain, blocage total, je ne contrôle plus rien, mon piston droit se tend, je déclipse la chaussure, un courant électrique traverse ma jambe, je m’assois au plus vite ou plutôt je tombe sur mon postérieur pour calmer la douleur. Mon équipier souffle également à côté de moi.

J’observe mes muscles déformer ma cuisse au gré de leur volonté. Impuissant. Meurtri par l’injustice que je vois se dessiner. Je bois, je bois, une dernière pate de fruit, je n’ai plus rien à avaler… au bout de plusieurs longues minutes je tente d’enfourcher ma monture, ça tient une minute, deux minutes, plus que 5 kilomètres et le dernier mur avant le croisement vers la dernière partie de l’ascension.

Un seul leitmotiv: « S’il vous plait, tenez bon !!! ».

Seconde secousse violente, obligé de me rassoir. Je reste plus longtemps au sol. Je tente de repartir, impossible, je dois faire passer la douleur, maitriser mon corps. Par quel moyen ? Je dois marcher. Ai-je le droit ? Est-ce que je triche ? Je ne peux pas stopper ici. Je n’ai pas posé le pied de la journée, j’ai été vaillant et volontaire. Sans autre choix, résigné, je me dresse sur le côté de mon engin et je le pousse durant presque un kilomètre jusqu’au croisement où je m’allonge dans le prés. Mon coéquipier m’attend. Je sens mes cuisses se détendre lentement, je reprends le contrôle de mon corps. Cette petite randonnée pédestre a-t-elle était bénéfique ? Oui. Salvatrice ? Je ne le sais pas.

Je monte plus aisément sur le vélo, avec en tête les 4 derniers kilomètres que je connais déjà. Je n’ai plus rien à perdre. La règle est que l’aventure doit se terminer avant le coucher du soleil. J’irai au bout même à pied. J’aurai le temps. Je ne le souhaite évidemment pas.

Je n’ai pas eu à le faire, mes pistons m’ont mené au sommet pour la quatrième fois de la journée. Merci pour votre fidélité. C’est la délivrance.

Fier de partager ce moment avec mon partenaire de galère sans lequel je ne serais sans doute pas arrivé au bout de l’aventure.

Champagne est la plus difficile des quatre ascensions, je n’en démords pas. « C’est mon avis et je le partage » comme dirait l’autre. Champagne m’a fait entrer dans une autre dimension, celle qui transforme les efforts, celle qui ouvre des portes intérieures. Luttant, seul, libre….

C’était il y a 24 heures. Je ne comprends toujours pas comment j’ai réussi à gravir Champagne. Je ne sais pas, je l’ai fait…

Ce soir, j’ai juste eu envie de coucher quelques phrases sur une feuille blanche et j’aime garder l’idée que le Grand Colombier m’a transformé. Grâce à lui, avec humilité mêlée de fierté, je suis devenu un forçat de la route…

Guilhem LAGARDE - 8 août 2023