L'HUMANITE - juillet 2012

Thomas Voeckler adoubé par le Grand Colombier

 

 

Jean-Emmanuel Ducoin
Jeudi, 12 Juillet, 2012

Énorme numéro du Français de l’équipe Europcar. Il remporte l’étape et s’empare du maillot à pois après avoir franchi en tête le « Géant du Bugey », la montagne mythique de l’Ain. Bradley Wiggins toujours en jaune.

 

Bellegarde-sur-Valserine, envoyé spécial.

Vertiges. En mode populaire et onirique . « Mais si, on l’a gravi cette année-là. / Rappelle-toi, y’avait un vent à décorner nos boeufs. » La montagne offre une revanche aux hommes de mémoire. « On s’était même arrêté deux fois. / C’était avec la R16, en quelle année déjà ? » La vérité nue surgit d’une anfractuosité de la route qui serpente. Les visages s’éblouissent et les yeux scrutent, à l’horizon, une beauté panoramique unique en son genre. Le Grand Colombier ? « C’est notre Ventoux à nous. / Mais n’écrivez pas qu’ici ce sont les Alpes, sinon on vous redescend sur le cul ! » De ce sommet situé géographiquement dans le Bugey, tout au sud du massif du Jura, le point de vue à 360 degrés y est toujours plus grandiose qu’imaginé. En contrebas, nous apercevons le lac du Bourget, alangui, et le Rhône moins paisible à ses pieds. Plus au loin, le Jura suisse, la chaîne du Mont- Blanc, quelques pics italiens, la Vanoise, la Belledonne, et puis la Dombes et ses mille étangs, les monts du Beaujolais et du Lyonnais, le massif du Pilat, la vallée du Rhône, enfin, scintillants comme des prunelles, les deux autres grands lacs alpins, Annecy et Léman. La mesure du monde dans ses grandeurs.

UNE MONTÉE INÉDITE CLASSÉE HORS CATÉGORIE

La voilà donc, cette fameuse montée inédite du Tour classée hors catégorie, qui culmine à 1 501 mètres pour la route, à 1 531 mètres pour l’immense croix érigée sur la bosse sommitale. Dix-huit kilomètres de grimpette à 7,1 % de moyenne, avec des passages à 14 % dans la partie d’asphalte taillée dans la roche où l’air vient à manquer les jours de plein soleil. Le vent soufflait et l’angoisse montait quand commença à serpenter la route. Une vingtaine d’hommes trônaient en tête, bientôt quelques-uns, dont Sanchez, Devenyns, Scarponi et surtout Thomas Voeckler, ressorti de sa boîte féerique malgré son genou meulé, porté par les souffles des cimes qui l’accueillirent pour honorer son style placé sous l’égide de l’audace. En franchissant le col en tête, comme adoubé par le « Géant du Bugey » auquel il faut sacrifier, notre « titi » national construisit un peu plus un empire sous la poussée de la volonté. Un beau maillot à pois en prime. Et ce n’était pas fini. À l’arrière, ce fut la grande lessive, sans avoir à accélérer le rinçage. Les Sky de Wiggins menèrent grand train, et seul Nibali, parti dans un raid à la faveur de la spectaculaire descente (on se contente de peu), tenta de secouer le maillot jaune. Dans la plongée vers le Valromey pour rejoindre Bellegarde, via le col de Richemond (3e cat.), le vieux Jens Voigt rejoignit les quatre échappés, tandis que, en tête du peloton maillot jaune, Pierre Rolland (il va mieux) et Van den Broeck partirent en contre. Dans les faubourgs de Bellegarde, au prix d’une intelligence de course décidément hors norme, Thomas Voeckler mystifia ses compagnons de galère et vint quérir la troisième victoire d’étape de sa carrière. « J’ai trente-trois ans, c’est mon dixième Tour, je réalise parfaitement bien ce que je viens de faire », confessa-t-il. Oubliées douleur au genou, tendinite et craintes d’abandon. « Je vais vous dire, j’avais des crampes au sommet du Colombier. » Le courage est son vertige.

UN BOUT D’HUMANITÉ MAGISTRAL

Retour au Colombier. Le chronicoeur passe aux aveux, il a rêvé toute sa vie que le Tour ose affronter cette montagne. Comme une revanche intime à la mémoire, y retrouver l’aplomb d’une jeunesse, une pédalée négligée, un ensauvagement perdu et pourquoi pas les intonations de la grand mère. Le Colombier, comme bout d’humanité magistral mais aussi comme calvaire des cyclistes du cru, constitués depuis 1991 en « Confrérie des Fêlés du Grand Colombier » (1), sur le modèle des « Cinglés du Ventoux » qui s’enquillent régulièrement l’ascension de ce sommet légendaire par ses trois faces, dans la même journée. Alors l’idée germa. « Pourquoi pas nous ? », explique Armand, un habitué de cette forcènerie insensée : « D’autant que le Colombier est accessible non pas par trois faces mais quatre faces ! Cela représente 4 806 mètres de dénivellation en 138 kilomètres, soit des chiffres semblables aux trois faces du Ventoux. » Le Colombier n’est pourtant ni plus raide, ni plus long, ni plus haut que bien d’autres cols dressés pour anéantir les plus courageux. Mais pour Bernard Thévenet, qui a épousseté la pente mètre par mètre, « il n’y a pas grand chose de plus dur en France ». Et encore, les organisateurs ont joué de mansuétude. Par l’un des versants, celui s’élevant depuis Virieu-le-Petit, les pourcentages rendent fous : 19 % sur près de 2 kilomètres et des passages à 22 %. La légende locale raconte même qu’il faut y vaincre des pourcentages de 24 ou 25 %, car les employés de la DDE, il y a bien longtemps, avaient triché sur la topographie des lieux pour pouvoir goudronner… « Oh oui, c’est là que j’ai vu Soukhoroutchenkov et Morozov, sur le Tour de l’Avenir, en 1978. / Ils n’avançaient plus, les Soviets, obligés de poser le pied au sol. Il avait fallu les pousser. » Vertiges.

(1) À ce jour, ils sont 962 « Fêlés »