Six d'un coup...

 

A la fin de l'année 1991, les Cyclos du Plateau d'Hauteville ", réunis autour d'un bon feu de bois au gîte du Col de la Rochette à l'occasion de leur repas annuel, écoutaient Patrick leur raconter ses exploits lors de son entrée dans la confrérie des Cinglés du Ventoux. L'idée germait alors de tenter l'ascension de notre Ventoux local, le Grand Colombier, par ses 4 faces dans la même journée. Un rapide calcul nous montrait que les deux " aventures " semblaient équivalentes en distance et en dénivelé et rendez-vous était donc pris pour le 1er dimanche de Juillet 92.

Au jour dit, nous étions 5 au pied du " Monstre " . Patrick et moi même pour les 4 faces, Gisèle, Marc et Denis pour 2 ascensions, plusieurs coéquipiers devant nous rejoindre en cours de journée. Au soir de ce jour mémorable, Patrick ayant du se limiter à 3 ascensions, je me retrouvais le seul à avoir atteint l'objectif des 4 faces. Il faut dire que je sortais d'un " Thonon- Trieste " en 8 jours ce qui constituait un bon entraînement.
Pendant l'hiver 92 naissait la " Confrérie des Fêlés du Grand Colombier " et je me retrouvais parachuté responsable suite à mon " exploit " de juillet (qui n'en ait plus un puisque 133 cyclos l'ont réussi depuis).

Dans les années suivantes , Patrick et Marc ont également grimpé leurs 4 faces. Gisèle, après 3 faces l'année suivante, réalisait les 4 faces avec Marie-Claire (une autre coéquipière) et décidait de tenter les 5 faces en 1997.

En compagnie de Georges, après avoir préparé leur expédition avec minutie (départ de nuit, ravitaillement et sac de couchage dans une voiture au sommet...) , ils gagnaient leur pari début juillet 97. Ils avaient cependant été devancé par un autre Fêlé qui avait accomplit les 5 faces sans prévenir début juin. Depuis cette date, à chaque rencontre, l'éternelle question revenait : "à quand ton tour ? ". Obligé de porter un grand coup (qui c'est le chef...), je décidais de m'attaquer aux 6 faces l'année suivante.
La tache semblait rude : 7273m de dénivelé en 216km. J'avais déjà passé les 6000m en 250km lors d'une sortie " Barcelonnette - Col d'Allos - Col des Champs - Col de Valberg - Col de la Couillole - Col de la Lombarde - Col de Larche -Barcelonnette " , sortie qui me laissait le souvenir d'un dernier col que j'avais mis une éternité à gravir .Il fallait pourtant bien rejoindre la voiture qui était de l'autre coté ... !

Je préparais méticuleusement mon " expédition " et j'attendais les plus grand jours de l'année pour ne pas rouler de nuit Je surveillais alors la météo pour éviter la pluie mais aussi la grosse chaleur que je ne supporte pas. Enfin, les conditions idéales semblaient réunies en se premier dimanche de juillet 98.

Je me faisais héberger par mes beaux-parents qui habitent à quelques kilomètres d'Artemare ce qui me permettait de démarrer dès le lever du jour vers 5h15. J'évitais de penser à la journée qui m'attendait et je montais sans trop songer à me ménager, comme lors d'une banale sortie. Je trouvais toujours aussi impressionnant le fameux passage à 22% mais avec l'habitude je passais sans trop de problème avec mon 32X28 installé pour l'occasion. Cela me permit d'atteindre le sommet en 1h23, à une minute de mon meilleur temps. Il faisait froid. Le ciel rouge derrière la silhouette du Mont Blanc laissait présager l'arrivée prochaine du soleil mais pour l'instant il faisait froid et je plongeais sans plus attendre sur Culoz.
Le temps de remplir mon bidon et de me réchauffer un peu et je repartais pour la deuxième ascension. Culoz, ma face préférée et surtout celle d'où la vue est magnifique sur le lac du Bourget et le Rhône, surtout avec la lumière irréelle et la légère brume de ce début de journée. Comme tout à l'heure, je ne songeais pas trop à me ménager, d'autant plus que la température était toujours aussi fraîche . Heureusement le soleil m'attendait là-haut.
En 1h20, je rejoignais le sommet. C'était de loin mon meilleur temps pour cette face et je redoutais de ne pas avoir su doser mon effort. De toute façon, je commençais à avoir faim et j'attaquais la descente sur Artemare. J'en profitais pour faire le plein de croissants et je rejoignais le reste de la famille qui m'attendait pour un copieux petit déjeuner bien confortablement assis en face du Colombier. Il était 8h45.

Maintenant, il ne me restait plus qu'à monter le Grand Colombier par ses 4 faces, et ça, je savais le faire. J'essayais d'oublier les 70km et 2500m de dénivelé que je venais de parcourir et je repartais pour une rude journée en attaquant par le plus dur, Artemare.
Après Virieu le Petit, je commençais la montée aux enfers. 10%, 12% sur 500m, 14% sur 1km, puis j'abordais les 19%, puis les 22%. Avec mon expérience de la " bête ", je savais qu'il était plus sage de tirer quelques bords. Un coup à droite, un coup à gauche, un coup à droite... La route n'étant pas très large, j'empiétais sur le bas coté, ce qui déplut à une branchette de sapin qui en profita pour se glisser entre chaîne et dérailleur pour stopper net ma progression. Après avoir extrait l'intruse, je tentais de repartir. Je ne sais pas si vous avez déjà tenter de chausser les pédales automatiques dans un passage à 22% . Pour ma part, après quelques vaines tentatives, je jugeais plus sage de rejoindre à pied un vague replat (qui devait bien passer les 14%) pour pouvoir redémarrer. J'en profitais pour me dire que j'étais vraiment Fêlé pour tenter cette c... et que je ferais mieux de faire demi-tour. Cette branche de sapin devait être un signe du destin. Je me convainquais toutefois d'atteindre le sommet avant de prendre une décision. Je commençais à sentir la fatigue et j'avais l'impression de me traîner. Le col enfin atteint, je jetais un coup d'œil à ma montre pour me convaincre définitivement que je n'avançais plus. 1h20. Je ne sais même plus compter. 1h20 . Deux fois la même erreur !... Je respire un grand coup et je recompte. 1h20, c'est bien ça. Non seulement je monte plus vite que tout à l'heure mais je rebats mon record. Je dois être dans un grand jour. Pas question d'arrêter. C'est donc repartis pour une nouvelle descente sur Culoz, au soleil cette fois.

Après l'habituelle pause bidon, je repars pour mon deuxième " Culoz " de la journée. A la différence de ce matin, le soleil est bien là et commence à taper dur lors de mon passage dans la falaise. Pour me ménager un peu, je décide de calmer un peu mon allure et de monter en environ 1h30. Le passage à 14% me semble plus pentu que tout à l'heure. Il est vrai qu'il est plus de midi et que mon estomac me le rappelle. Heureusement, toute la famille doit m'attendre en haut avec le pique-nique.
Un gros nuage vient s'accrocher au sommet et me promet un peu de fraîcheur dans les derniers kilomètres. Après le replat du Fenestré, je sens venir un début de fringale. Le sommet n'est qu'à deux kilomètres mais je préfère jouer la prudence pour ne pas compromettre le reste de la journée. Je m'arrête donc tout de suite pour grignoter ce qui me reste dans les poches. Après quelques minutes de repos, je finis un peu péniblement cette montée et me précipite sur le casse-croûte. Il est déjà 13h mais je suis dans l'horaire prévu.

Pour digérer, j'ai programmé " Anglefort ". Il s'agit de la face que j'aime le moins C'est à mon avis la plus difficile car il n'y a pas de répit et que les passages à plus de 10% se succèdent sur de longs kilomètres. De plus, je vais quitter la fraîcheur du sommet (les pulls étaient les bienvenus pendant le repas), pour retrouver une vallée surchauffée (sûrement plus de 15°C d'écart) où l'ombre est rare.
Dès les premiers kilomètres de l'ascension, je me rends compte que l'unique bidon que j'ai emmené pour limiter le poids, ne sera pas suffisant. De plus, il n'y a pas d'eau jusqu'au sommet .(j'ai découvert depuis une fontaine bien cachée derrière une maison à mi-pente).
Le passage à 14%, commun avec Culoz, que je passe pour la 3ème fois, me semble cette fois un véritable mur. Je choisi , par nécessité, de pratiquer un peu de marche à pied. J'en profite pour cueillir quelques framboises au bord de la route. Cela me donne une sensation de rafraîchissement car mon bidon est presque vide. Je sais que si je ne bois pas assez, je risque rapidement d'attraper des crampes mais je ne trouve personne à qui demander un peu d'eau. Ce qui devait arriver arriva. A quelques centaines de mètres du sommet, une douleur lancinante que je connais bien me signal que la crampe attendue arrive. J'essaye de modérer mon effort mais ce n'est pas facile quand la pente dépasse 10%. Heureusement, le sommet est en vue et j'espère passer sans que la crampe n'apparaisse totalement. Hélas, les secousses dues au passage sur la " barrière canadienne " placée à quelques mètres du col, déclenchent la crampe tant redoutée. Et attention, il s'agit d'une crampe terrible, la vraie crampe qui vous arrête net. Je franchi les derniers mètres à pied en espérant que tout rentrera dans l'ordre dans la descente. Je mets alors le cap sur Champagne, où toute la famille m'attend à la piscine (les veinards) sans oublier de remplir mon bidon à la première fontaine.

A Champagne, la crampe se fait un peu oublier mais je sais qu'elle ne s'est pas cachée loin. Je me restaure copieusement car il est 16h30 et que le repas de midi est déjà loin. Je choisis de prendre le VTT (équipé de pneu route) que j'avais eu la sagesse d'amener. Le changement de position devrait être efficace pour la crampe, et, de plus, je pouvais mettre des baskets pour d'éventuels passages " pédestres ".
Mon calcul devait s'avérer bon puisque les premiers kilomètres se passaient sans problème. Il faut dire que j'avais le temps et que j'avais mis " tout à gauche " pour forcer le moins possible. Pourtant, malgré mon train de sénateur, les premiers gros pourcentages ne plurent pas à ma crampe qui se chargea de me le faire savoir. Je commençais donc une série de marche à pied entrecoupée de passages sur le vélo qui me permettaient d'avancer, lentement certes, mais d'avancer tout de même.
Je n'avais pas prévu qu'une deuxième crampe allait choisir l'autre cuisse pour élire domicile. Heureusement que le replat de Fromentel était en vue. Je pouvais donc le passer sans encombre en moulinant en sachant qu'il me conduisait au pied du dernier " mur ". Long de 2 kilomètres à plus de 10% de moyenne, je présumais que la bataille allait être rude. De toute façon, même à pied, j'arriverais au bout.
C'est à ce moment que je découvris l'origine d'un bruit que j'avais tout d'abord pris pour une tronçonneuse. Il s'agissait d'une pauvre " mob " qui essayait péniblement de hisser deux jeunes en haut du Colombier. Je ne pouvais tout de même pas mettre pied à terre devant eux ! (on a sa fierté chez les cyclos...) . J'attendais donc qu'ils me rattrapent pour m'arrêter mais la pauvre mob surchargée ne montait pas plus vite que moi. Elle parvenait tout de même à me doubler à 1 kilomètre du sommet mais son conducteur décidait de s'arrêter pour la laisser souffler et je me voyais donc contraint de finir sur le vélo malgré les crampes qui redoublaient de vigueur.
Seuls les Fêlés connaissent la longueur de la dernière ligne droite qui conduit au Colombier. Je suis sur que même dans les Landes ils n'en ont pas d'aussi longue. Et je suis sur que ce jour-là elle était encore plus longue que d'habitude. J'en étais presque à songer qu'un farceur en avait volé le bout quand je me rendis compte qu'un virage à gauche s'amorçait - Le Dernier Virage.
Je ne souviens pas avoir répondu au couple qui me dit " vous êtes monté jusque-là en vélo ? ". Il était 19h00, le Mont Blanc, noir sur fond rouge ce matin, blanc dans la journée, était devenu rouge sous le soleil du soir. Pour la première fois de la journée, je prenais le temps de regarder ce paysage que je connais par cœur avant de plonger une dernière fois sur Artemare. Les crampes avaient décidé de se faire oublier, même dans l'ultime montée qui me permettait de rejoindre la maison.

J'espère, amis cyclos que vous n'aurez pas l'idée stupide de tenter 7 ascensions car, pour ma part, il n'est pas question que je reparte pour 8 faces. Je suis déjà " Fêlé et demi ", je n'ai pas l'intention de l'être deux fois.

Michel PELISSIER - Juillet 1998